Libertalia


Connaissez-vous la fabuleuse légende de Libertalia ?

Non, je ne vous parle pas d'un jeu de société, d'un jeu de rôle ou autre vidéo ; je ne vous propose pas non plus une croisière sur un somptueux voilier. Je vous parle d'un mythe ou d'une histoire aussi rocambolesque que plausible, d'un fantasme et d'un souhait, presque une prière... Une utopie !



Libertalia fût comptée par Daniel Defoé dans un ouvrage publié en 1724 sous un pseudonyme et intitulé "Histoire générale des plus fameux Pyrates". Nous retiendrons de ce récit l'utopie tant espérée d'une société libre et égalitaire. Une aventure de flibustiers, hommes au ban, marginalisé de leur temps, qui ont entrepris la création d'une république où chacun jouirait des mêmes droits et des mêmes richesses. Une utopie de plus depuis l'invention de ce mot par Thomas More, mais une utopie parmi les nombreux fantasmes jaillissants de l'histoire et des légendes. De l'Atlantide de Platon, aux Phalanstères de Charles Fourier, des espoirs des révolutionnaires en 1789 à l'Espagne libertaire de 1936-9. Nombreuses ont été les théories et volontés d'une société plus juste, dans le respect des droits et opinions de chacun.

Une utopie pirate, une société créée de toutes pièces par une bande de gueux des mers, commune libertaire, communiste, en plein règne de Louis XV, telle est l’incroyable histoire de Libertalia. Depuis, Libertalia est au cours de polémiques entre historiens : mythe ou réalité ? Faut-il que cette utopie soit dérangeante pour que des universitaires s’échinent à en démontrer la non-existence ?

Tout commence en 1724 avec la sortie du livre narrant l’ensemble des exploits des flibustiers. Au cours de cette anthologie, un long récit sur la république pirate de Libertalia située non loin de Madagascar. L’auteur est un mystérieux capitaine Charles Johnson. Il faudra attendre 1972 pour que l’on atteste, de façon formelle, que Johnson n’est autre que Daniel Defoe, auteur de Robinson Crusoé.

Pourquoi tant de tintamarre autour d’un chapitre de cette histoire générale, alors que l’ouvrage comporte d’autres erreurs ou approximations ? Libertalia est un véritable brûlot politique. L’histoire : un officier de la marine française, Misson, et un prêtre défroqué italien, Carracioli, se retrouvent à la tête de la Victoire, un navire de guerre. Carracioli, imprégné d’idéalisme religieux, convainc l’équipage de fonder une société idéale. Pas vraiment pirates, ils ne rançonnent les navires que pour subvenir à leurs besoins et surtout recruter. Les hommes de Misson s’installent non loin de Madagascar. De cette idée folle naît une république, Libertalia. Et là, le bât commence sérieusement à blesser car le programme politique dispensé par les Liberi est pas mal révolutionnaire. Les richesses de Libertalia sont réparties de façon égalitaire – règle de fait chez les flibustiers – liée à une organisation collectiviste du travail. "Nous travaillons autant que nous aurons mangé. " Libertalia se construit économiquement dans un processus opposé à la classique accumulation capitaliste. Quant à l’organisation politique de la république, elle implique l’élection directe par tous du chef, qui perd son auréole de droit divin, avec un mandat temporel précis qui stipule qu’ils seront "les gardiens vigilants des droits et des libertés des peuples". Au temps de l’absolutisme monarchique, on comprend que cela ait pu faire désordre ! Les Liberi ne se reconnaissent plus dans les nations, la république regroupe plusieurs nationalités (toujours selon le schéma pirate), enfin, ils s’opposent aussi violemment à l’esclavagisme. Chaque esclave libéré devient un membre de Libertalia de plein droit. Rappelons que ce texte est daté de 1724 et que l’esclavage ne sera aboli en France qu’en 1848 ! Cette mixité, certes idéalisée à l’extrême dans l’aventure de Libertalia, est une caractéristique pirate, où le fait de "venir de la mer" tenait lieu de passeport.

Que Libertalia ait existé ou non, le texte de Defoe est un redoutable manifeste politique, sorte de contrat social avant l’heure. On imagine sans mal la stupeur des classes dirigeantes à la lecture d’un tel plaidoyer pour un républicanisme radical en rupture totale avec les schémas politiques et sociaux du XVIIIe. L’explication peut se trouver dans les liens entre Defoe et le milieu radical anglais, les "dissenter", déçus par la glorieuse révolution de 1649. L’échec des républicains les plus durs (aux idées fortement teintées de religiosité) se traduisit par une émigration vers le Nouveau Monde où "l’alternative pirate" sévissait. Les flibustiers étaient porteurs d’une réelle contre-société – dont Libertalia s’inspire grandement – émancipatrice et dangereusement subversive. Libertalia est-elle la synthèse de la multitude d’aspirations que la piraterie portait ? Est-elle un manifeste républicain visant à traduire une volonté politique dont Defoe fut le héraut ? Sans doute un mélange des deux. Le pirate Bellamy, lors de son procès en 1720, déclarait : "Ils nous condamnent ces crapules, alors que la seule différence entre eux et nous, c’est qu’ils volent les pauvres grâce à la loi, et que nous pillons les riches armés de notre seul courage. " Libertalia, imaginaire ou non, s’inscrit dans cette révolte qu’a été la piraterie, précurseur des grands mouvements révolutionnaires de 1789 et du XIXe siècle.

La république [Res Publicae] rappelle une autre utopie des Athéniens, encore en expérimentation aujourd'hui : la démocratie... Mais qu'en reste-t-il aujourd'hui ? Peut-on vraiment la palper, y prétendre ? Est-elle participative ou constitutionnelle ? Parlementaire ou citoyenne ? Représentative ? directe ?... Rendons-nous à l'évidence et mesurons à quel point nous avons complexifié cette idée pourtant si simple et si juste : Une gouvernance par le peuple !

Texte partiellement piraté de “l’humanité” du 6 Août 2001 et qui serait attribué à Gregor Markowitz